Chapitre I : Introduction
Ce matin-là, j'avais une lettre au courrier. Je ne reçois plus
beaucoup de lettres, non seulement parce que je suis devenu
un peu sauvage, mais aussi à cause de l'électronique qui
transmet les courriers de mes correspondants. La lettre a bien
failli disparaître, car elle était imbriquée dans des prospectus
de publicité qui vont directement à la poubelle. Je sais que
c'est idiot mais j'hésite toujours à renoncer à la distribution
de cette publicité, pensant ainsi retarder la disparition de la
factrice et de son sourire. J'ai donc récupéré in extremis cette
lettre. L'expéditeur avait eu le bon goût d'indiquer son nom
au dos de l'enveloppe. Gilbert. Ca faisait un bout de temps
que j'avais eu de ses nouvelles. Cette lettre me ramenait une
fois de plus quinze ans en arrière.
Je venais d'être viré de la boîte qui m'employait. J'avais ferraillé
pendant quelques temps avec mes patrons, mais finalement
ils avaient gagné. J'avais été chargé deux ans auparavant de
la construction et de la mise en route d'un nouveau procédé
qui aboutissait à la création d'une molécule, base d'un
médicament très prometteur. Pour obtenir cette molécule
finale, il fallait autant que je me souvienne quatre ou cinq
passages, c'est à dire quatre ou cinq réactions dans des ateliers
différents. Le procédé au total n'était pas très compliqué.
Mais une de ces réactions faisait intervenir du phosgène, gaz
hautement toxique. J'avais donc insisté pour que la réaction
en question soit faite en mode opératoire discontinu ce qui
permettait de limiter les risques. Mais limiter les risques c'était
aussi abaisser légèrement la rentabilité. Pour ma part j'avais
le souvenir de l'affaire de Seveso qui continuait à m'effrayer.
Ma position n'était pas celle d'un humaniste, mais je savais
qu'en cas de pépin mes patrons sauraient bien évidemment
me faire porter le chapeau. Il n'était pas question pour moi
de démarrer la fabrication dans ces conditions. Voyant ma
détermination, mes patrons avait fait débarquer un directeur
de la holding américaine. Le lendemain, j'étais viré. La société
voulant éviter une mauvaise publicité avait accompagné mon
renvoi d'une somme assez exceptionnellement élevée pour
ce genre de situation.
J'entrais donc dans une période de grande disponibilité. Je savais
que je ne retrouverais pas de travail dans la région. Mais avant
de quitter ce coin de pays qui m'enchantait, je voulais profiter
de ce temps libre pour faire des choses agréables. Une de ces
choses agréables consistait à passer de longs moments à la
bibliothèque municipale, ce que j'avais beaucoup négligé dans
la dernière période.
J'avais fréquenté un certain nombre de bibliothèques
auparavant. Des plus prestigieuses certainement; de celles qu'on
voit à la télévision ou même dans certains films. De celles qui
d'emblée vous confèrent un statut de quasi intellectuel. De celles
où règne un silence, où parfois un chuuutt vient interrompre
quelques distraits oubliant le lieu sacré où l'écrit a fait fuir
la parole. Tel n'était pas le cas de celle-ci, grâce à la fois à une
configuration des lieux qui permettait le dialogue à voix basse
sans réellement déranger, et surtout à une bienveillante
considération des deux jeunes femmes bibliothécaires, à la fois
prévenantes mais un peu trop distantes à mon goût.
Comme dans nombre d'établissements similaires, la totalité
des meubles et rayonnages étaient en bois. Ceci même
à l'époque semblait un luxe pour beaucoup. Et puis, ce qui était
un émerveillement pour moi, en fin d'après-midi entre quatre
et cinq heures, le soleil entrait à profusion et dessinait à travers
les rayonnages des pinceaux lumineux sur la reliure des livres
et sur le sol. Je me sentais à la fois isolé mais toujours conscient
du monde à l'extérieur par un léger bruit de fond en provenance
de la route et qui parvenait très étouffé dans cet îlot de calme.
(nouvelle de Jean-Paul Barriol)
jeudi 3 janvier 2008
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