jeudi 3 janvier 2008

Un singulier lecteur (2)



Chapitre II : Gilbert

En dehors du mercredi, où grâce à mon nouveau statut je pouvais
jouer avec mes enfants toute la journée, je fréquentais cette
bibliothèque assidûment tout au long de la semaine. Au bout
de quelque temps, j'étais étonné de voir presque tous les jours
un jeune garçon qui normalement aurait dû être au collège ou
au lycée. Il se tenait dans une sorte de recoin au fond où l'on
pouvait consulter quotidiens et revues. Un après-midi je décidai
de l'aborder car ma curiosité l'emportait sur cette espèce
de retenue qui m'empêche souvent de parler spontanément à des
inconnus dans un lieu public. Il lisait ou plutôt feuilletait une
édition luxueuse illustrée qui réunissait plusieurs romans de
Graham Greene. Je connaissais cette édition pour l'avoir offert
à la jeune femme que j'aimais, au début des années soixante.
Comme entrée en matière c'était pas mal!
Après avoir échangé quelques mots,
je lui dis que parfois je me sentais comme ce prêtre, héros du
"Fonds du problème", lequel roman figurait j'en étais sûr dans
cette édition. Je me rendis compte immédiatement de ma bévue,
car je confondais bien évidemment avec "La puissance et la gloire".
Il ne releva pas cette bourde. En retour il me dit que lui parfois
se sentait roux à l'intérieur. Je rigolais et ajoutais qu'à nous deux
on pouvait prétendre à une réincarnation de Vivaldi, le prêtre
roux. Il se mit à fredonner un air qui ressemblait
aux "Quatre saisons".

Ce jour-là, il me quitta rapidement, ayant me dit-il des courses
urgentes à faire.

Je le revis la semaine d'après. Je ne lui posais aucune question sur
sa présence incongrue et notre discussion porta sur les prix
littéraires et sur certains lauréats. Il fit une analyse extrèmement
pertinente à mon sens sur le Goncourt de l'année. Il se trouvait
que je l'avais lu grâce à ma nouvelle grande disponibilité.
J'étais totalement séduit par la justesse de ses arguments, encore
que je ne les partageasse pas tous.
Il m'avait parlé de ce roman de Combescot
comme aurait pu en parler un critique du "Masque
et la plume"; ce qui me stupéfiait d'autant plus,
à cause de son jeune âge.
Durant cette période, il me parlait souvent de l'émission télé
"Apostrophes" qu'il semblait ne jamais vouloir manquer. Pour
ma part j'étais assez réservé sur le rôle positif de Bernard Pivot
qui faisait l'unanimité sur son émission. Il se trouve que j'ai bien
connu Bernard Pivot, jeune, à Lyon. Mais ma réserve ne trouvait
pas son origine dans cette relation. Je trouvais même assez
sympathique que l'émission littéraire la plus célèbre de France
contribue d'une certaine façon à encourager la lecture d'ouvrages
d'intérêt discutable certes, mais après tout le lecteur reste le seul
juge. Je conseillais à Gilbert, qui me tutoyait désormais, d'écouter
France Culture où là, il trouverait les bons auteurs.

Une autre caractéristique des lectures de Gilbert c'était son goût
pour les bandes dessinées. Dans ce domaine mon indigence était
complète car j'avais cessé de lire des bandes dessinées vers l'âge
de onze ans ce qui m'interdisait un quelconque point de vue.
Je m'interrogeais sur l'intérêt que je portais à ce Gilbert qui
connaissait tous les romans parus dans l'année écoulée, mais
semblait ignorer Céline ou Faulkner.
Il m'avait pourtant assuré que le bac en poche, il avait raté
l'inscription dans une école "d'assistantes sociales" et attendait
la rentrée prochaine pour aller dans une fac de droit.

J'avais remarqué que parfois il tripotait ses lunettes, les enlevant
puis les remettant un peu à la manière de son idole à la télé,
ce qui m'amusait beaucoup. Je lui avais demandé s'il en avait
réellement besoin pour lire, mais sa réponse fut suffisamment
confuse pour que je m'abstienne de tout autre commentaire.
Ce même jour, envahi par je ne sais quelle flemme, je le priais
d'aller chercher pour moi un ouvrage à l'autre bout de la
bibliothèque, et que je savais être en rayon.
Au bout d'un long moment il revint, me disant qu'il n'avait pas
trouvé l'ouvrage en question; je n'insistais pas. Je lui demandais
simplement s'il n'avait pas passé tout ce temps à flirter avec
la jeune bibliothécaire, ce qui le fit sourire. J'avais employé
je me souviens le terme "flirter" à dessein et non pas "draguer"
ou "faire du gringue", car malgré ou à cause de sa condition
sociale que je percevais assez modeste je savais que
l'interrogation l'avait certainement flatté, mais qu'une
expression un peu crue l'aurait embarassé.

A quelque temps de là je me souviens avoir été seul à la maison.
J'avais donc convié Gilbert à déjeuner au restaurant en ma
compagnie et après avoir hésité, il avait finalement accepté.
Pour ma part, j'ai horreur des restaurants. On y mange
mal, on attend, souvent dans le brouhaha des voisins
qui veulent à tout prix vous faire bénéficier de leur conversation.
Je me plongeais dans l'examen des menus, ce qui me procure
toujours l'anxiété d'avoir à choisir, la qualité, la quantité, le temps
qu'il va falloir attendre sans rien dans mon assiette.
Comme moi Gilbert examinait attentivement le menu.
Avant d'avoir exprimé mon choix il déclara qu'il prenait
"comme toi". Devant mon étonnement il me dit que c'était
pour synchroniser nos repas et qu'il avait oublié ses lunettes.
Je suis sûr qu'il employa le terme "synchroniser".

Ce jour-là j'appris qu'il vivait chez ses grands-parents,
ses parents étant morts quelques années auparavant
dans un accident de voiture.
Je lui parlais de mes soucis, de mes anciens employeurs,
de la difficulté à allier éthique, solidarité et efficacité
dans un travail salarié. J'appris que son père avait été
employé comme ouvrier de fabrication dans la même boîte
que je venais de quitter. Gilbert me raconta que son père
avait été mis à pied parce qu'il avait confondu deux sacs
de produits chimiques dont il n'avait pas su interpréter
la destination. Le contre maître furieux, lui avait dit
qu'il aurait pu faire sauter l'usine. Je reconnaissais bien là
les méthodes expéditives et irresponsables des soi-disant
responsables! D'une certaine façon, cette conversation
nous mettait presque sur un pied d'égalité.
L'incident dont son père avait été victime à l'usine avait
certainement son origine dans une mauvaise maîtrise
de la lecture et de la langue. J'encourageais vivement
Gilbert, bien que ça ne soit pas réellement nécessaire,
à fréquenter les bibliothèques.

(nouvelle de Jean-Paul Barriol)

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