Chapitre III : le secret de Gilbert
Il se passa quelques jours, quelques semaines peut-être pendant
lesquelles je ne le revis pas. Je m'en étonnais. Je fis un petit mot
à son attention, que je demandais à la bibliothécaire de lui
remettre, puisqu'elle avait plus de chances de le revoir avant moi.
Et le vendredi suivant il était là. La bibliothécaire me fit signe,
elle lui avait remis le mot. Je lui avais effectivement demandé
de me rapporter ce livre que je lui avais prêté. C'était "L'attrape-
coeurs" de Salinger dans l'excellente première traduction qui
en avait été faite. Gilbert avait été passionné quand j'avais tracé
à grands traits le récit de ce roman. Manifestement il n'avait pas
pris connaissance de mon mot. Et lorsque je lui demandai s'il
avait bien aimé le livre, je pris conscience de son désarroi.
C'était étonnant; une vraie détresse. Je l'entraînai à l'extérieur,
car je pressentai que ce trouble allait se muer dans un événement
qui nous dépasserait tous les deux. Arrivé sur le trottoir,
il éclata en sanglots. Je l'entraînais vers ma voiture, plus à cause
de mon incapacité à affronter une telle situation devant les
passants qui commençaient à s'arrêter, que par réelle compassion.
Il venait de me faire comprendre qu'il ne savait pas lire.
Mais surtout il avait voulu que je le sache.
Dans la première conversation que nous eûmes dans l'auto, avec
beaucoup de précautions j'essayais de le persuader que le fait
d'en avoir parlé lui avait fait parcourir la moitié du chemin
vers un accès rapide à la lecture.
Et c'est effectivement ce qui s'était passé. Une de mes amies
spécialistes de ce genre de situations avait, en quelques mois,
permis à Gilbert de maîtriser totalement cet univers qui lui
avait été à la fois si proche et si lointain.
Puis nos relations se sont espacées sinon distendues.
Je comprenais que, bien que je fus plus ou moins à l'origine
de sa réelle transformation, il tenait à prendre de la distance.
De mon côté je ne souhaitais pas qu'il me soit reconnaissant de
quoi que ce soit car je n'avais pas été spécialement perpicace
dans cette situation. Il m'avait raconté comment, grâce aux
émissions de télé et ses discussions avec les bibliothécaires
il favait pu tenir des discours crédibles sur des ouvrages
qu'il n'avait pas lus et surtout pas pu lire.
Son père, je l'avais soupçonné, était illettré. Et je m'en étais
rendu compte, Gillbert aimait beaucoup son père. Cet amour
filial l'avait empêché de "grandir", comme avait prétendu le
psychologue. D'autres explications encore plus compliquées
m'avaient été assénées. Gilbert ayant perdu son père quelques
temps avant de me rencontrer, avait reporté cette image du père
sur moi; mais comme moi je savais lire et que je n'étais pas
son père il avait pu "inconsciemment" se permettre d'avouer
sa vérité et "grandir".
Quelques années après j'ai su qu'il avait intégré une faculté
de lettres.
Depuis trois ans il avait rompu avec la tradition des souhaits
épistolaires de nouvel an. J'ai donc ouvert cette lettre à la fois
intrigué et heureux. Il me racontait son installation à Paris, sa
liaison depuis un an avec une jeune femme originaire du Berry.
Il ajoutait enfin : "Par ailleurs, je viens d'être nommé directeur
de collections dans une grande maison d'édition.". J'ai apprécié
ce "Par ailleurs". Gilbet avait réellement le talent modeste.
Revenu dans cette région, je fréquente encore cette
bibliothèque. J'observe parfois lectrices ou lecteurs, attentifs
ou distraits, l'air serein. Il m'a fallu du temps pour comprendre
que la bibliothèque nous enferme et nous délivre tour à tour mais
surtout nous aide à grandir... comme aurait dit le psychologue.
(nouvelle de Jean-Paul Barriol)
lundi 7 janvier 2008
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